Finders Keepers réédite (enfin) la bande originale de Belladonna of Sadness

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Il y a quelques mois, un nouvel éditeur californien répondant au nom de Cinelicious Pics annonçait avec fierté leur restauration 4K en interne de Belladonna of Sadness, après un travail remarquable (tumblr.). Aujourd’hui, le label indépendant Finders Keepers profite de sa prochaine ressortie en salles obscures pour rééditer en vinyle la bande originale de ce superbe film d’animation, dans une édition collector limitée absolument splendide. Accompagné d’une reproduction de l’affiche française, le LP est précieusement logé dans un écrin en cuir artificiel, frappé d’un des nombreux symboles marquants du film.

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Un Graal maudit à l’aura presque mythique rejoint donc la discographie de Finders Keepers Records. Ce vinyle est la toute première réédition de la BO introuvable signée Masahiko Satō du film d’animation nippon Kanashimi no Belladonna, réalisé en 1973 par un proche de Tezuka, Eiichi Yamamoto ; une œuvre culte ayant fait son trou en réunissant des producteurs japonais d’anime autour du genre « pinku », qui doit sa notoriété par le choix des thèmes difficiles qu’elle aborde : politique, sexe et occultisme. Les éditions originales de la musique du film ne risquaient pas de faire tourner la tête autrement que par les sommes folles atteintes sur les marchés ultraspécialisés.

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Fruit d’une première collaboration directe avec Satō – annonçant de futures rééditions des nombreux albums du compositeur avant-gardiste, le label précise avoir coupé le thème d’amour écrit par Asei Kobayashi et Mayumi Tachibana, qui détonnait un peu du psychédélisme ambiant ; l’excuse avancée étant la volonté de proposer un album « 100% Satō », bien qu’une question de droits soit certainement plus à l’origine d’une telle décision… Cela ne devrait en aucun cas empêcher les amateurs de se ruer sur cet objet, surtout quand on connaît la qualité des pressages Finders Keepers !

[Archives] Captain Beefheart & The Magic Band – Lick My Decals Off, Baby

Neuvième archive pour clore cette semaine intense avec rien de moins que mon disque préféré (ex-æquo avec le disque qui le précède). Je dois dire que celle-là m’a donné du fil à retordre à remanier. Je m’étais un peu perdu à la base, j’espère que cette fois le style est bon.

Chronique publiée à l’origine le 22 janvier 2007

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Artiste : Captain Beefheart & The Magic Band
Titre de l’album : Lick My Decals Off, Baby
Année de sortie : 1970
Label : Straight
Genre : Blues-rock expérimental, art rock, free-jazz

Dans un espace abstrait, où se mêlent cognitions et actes manqués, dans lequel s’ébattent gaiement neurones et axones, le cortex cérébral troque ses bonnes fonctions contre pléthore d’informations. Des souvenirs y croisent des fantasmes, des odeurs y rencontrent des textures et du son. A l’intérieur du crâne, la réactivité est rapide. Dans ce foutoir mémoriel, on s’active jour et nuit pour archiver les disques. Il faut classer. En pleine soirée mousse de cervelas, au sommet d’un gros tas de musiques, tentent de cohabiter un mec à la tronche de poiscaille et une bande de pingouins snobinards fêtant l’arrivée de 1970 façon garden party. Posés juste à côté d’une mixture bulbeuse inqualifiable, disproportionnée suite à une exposition prolongée à un trop plein de sons, ils applaudissent un occipital en ébullition. Ils occupent la première place d’un podium aux marches extensibles, la tête collée au plafond du système ventriculaire. Cette boîte crânienne, c’est donc du fast et du bulbous. C’est les deux mon capitaine.

Chez les autres en revanche, le voisinage s’excite. Message des esgourdes : « Comment on peut aimer ça ? Cette bouillie, ça rime à quoi ? Les mecs savent pas jouer, ça s’entend direct. Si tu veux mon avis, ils réinventent rien, à part l’art du pouêt-pouêt à la con. C’est un bœuf entre potes enregistré par un studio anarchiste, une musique d’intellectuel gauchot, ça vaut pas un kopeck. » Et les globes oculaires d’en rajouter une couche. « Ah, on les voit de loin, cette bande d’illuminés de la caboche… Ils ont fière allure, ces barbus, ces hippies avec leurs chemises à fleurs ! Et puis ce jargon limite pédant, art rock, free form, blues à interner… sans rire, quelle bonne blague. » Mais pour le père hypothalamus qui domine mon système nerveux central et traite ces données externes, c’est une bonne barre de rire qui vaut presque mieux qu’un steak de calmar. Même dans un sac en plastique, ces céphalopodes valent leur pesant de cacahuètes, d’ailleurs ce sont eux qui malaxent la pâte rose, non ? Au final, leurs axones sont les plus épais. Enfin, je me perds.

L’amateur du rock expérimental de Captain Beefheart ne serait qu’un geek contradictoire pour les prétendus détenteurs du bon goût. Loin d’être comme eux, ces fières vigies de l’horizon musical, il chercherait à se valoriser aux yeux des autres en écoutant l’inécoutable, campé obtusément sur ses positions. Ses interventions dithyrambiques seraient des élocutions aussi incompréhensibles que la poésie sonore de Don Van Vliet ou les toiles de Peacock Ink. C’est le danger des langages plus hermétiques que d’autres. Pourtant, Lick My Decals Off, Baby est peut-être le plus grand des disques avec son pachidermique alter ego de 1969 qu’il côtoie et challenge : que choisir, entre l’orgie musicale de quatre-vingt-dix minutes et sa version condensée, le nerveux album de 1970 ? Peut-on parler de duel de titans ? Pour ma part, c’est le cas. Impossible de dissocier ces deux albums, le dilemme engage la fusion, la différence se mute en cohésion.

Si Trout Mask Replica est un immense prisme, Lick My Decals Off, Baby est un kaléidoscope plus sombre, où l’extase d’un blues déjanté colle à la peau comme une décalcomanie qui démange. Des morceaux comme « Flash Gordon’s Ape » ou « Japan In A Dishpan » démontrent, s’il le fallait, le talent iconoclaste du groupe surréaliste qui parvient à réitérer l’exploit, à confirmer sa position. Encore plus intransigeant, moins épars, c’est un autre pavé finement sculpté jeté dans la mare pop. La seconde cerise sur un gâteau qui change de la tourte chevelue à la truite. La musique adopte la nature de la conscience : palpable, libre quand elle s’affranchit, mais définitivement hors de portée de toute définition ou concept, barrières sémantiques liberticides qui réduiraient cette forme d’expression unique en un simple pruneau sur une armoire. Ineffable, insondable et accrocheuse, la musique est difficile à résumer sur le papier. On ne ferait qu’une partie d’un tout, une gorgée d’un délicieux calice à boire… jusqu’à la lie.

Le temps passe mais ne semble pas éroder cette sculpture sonore d’une richesse absolue. Quand on y réfléchit, sa modernité tient dans la volonté de déstructurer les formes, de penser autrement les battements du cœur, de prendre à contre-pied les poncifs. Cet album indispensable n’a rien perdu de sa verve, de sa provocation. Œuvre d’un tyran génial, fruit d’une intense réflexion et du travail colossal de Drumbo, Ed Marimba et Zoot Horn Rollo, voici un véritable pilier de marbre du fondamentalisme ubuesque.

[Musique] Bobby Few – Rhapsody in Few

Vinyl-rip n°3 !

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Artiste : Bobby Few
Titre de l’album : Rhapsody in Few
Année de sortie : 1983
Label : Black Lion Records
Genre : Avant-garde jazz, soul jazz

A moins d’être amateur de jazz accompli, le nom de Bobby Few ne vous dit certainement pas grand-chose. Ce pianiste plutôt méconnu, natif de l’Ohio, possède pourtant des références imposant le respect : ami d’enfance d’un certain Albert Ayler (qu’il accompagnera plus tard sur Music Is the Healing Force of the Universe), remarqué très tôt par Ella Fitzgerald, il commence sa carrière dans les années soixante avant d’enregistrer rapidement un premier disque avec Booker Ervin, The In Between, début d’une longue suite de collaborations aux côtés de messieurs tels que Frank Wright, Archie Shepp et Roland Kirk. Installé à Paris depuis 1969, il participe à de nombreux festivals lors desquels il développe un jeu orienté free jazz, qui l’amène à travailler aux côtés de Steve Lacy dès les années 80. C‘est justement à cette période, dix ans après la sortie de son premier LP proposant déjà un premier jeu de mots (More or Less Few), que paraît Rhapsody in Few chez Black Lion Records.

Ce disque peu courant est distribué en 1983 sur le territoire français par Carrère ; pendant les 45 minutes affichées au compteur, le musicien américain parvient à distiller un jazz atypique plutôt accrocheur, en particulier sur « Dance All Night », qu’il interprète en trio avec Alan Silva et Muhammad Ali. Le reste de l’album (c’est-à-dire l’album dans sa quasi-totalité), dominé par la composition éponyme, donne à écouter Bobby Few en concert solo, en pleine expression de son art pianistique, laissant libre cours à sa palette de couleurs sonores. Sans jamais tomber dans l’étalage gratuit, malgré sa virtuosité, et dans la grande tradition des artistes explorant à fond leur instrument de prédilection, il semble chercher à en maîtriser la résonance. Même si Few ne révolutionne guère le genre musical en lui-même (est-ce vraiment le propos ?), chaque amateur pourra trouver ici un motif de satisfaction personnel. Pour ma part, je ne trouve pas ce disque exceptionnel, d’abord parce que l’enregistrement n’est pas optimal, et parce que la voix de Bobby Few me paraît trop limitée – l’accompagnement constant à la Glenn Gould tend malheureusement à m’agacer. Néanmoins, ses reliefs soul jazz dissonants ont su me marquer et rendre l’écoute agréable : « Everybody Has the Right to Be Free » est à ce titre un court moment de grâce.

Download link in comments.

[Archives] Captain Beefheart & His Magic Band – Trout Mask Replica

Deuxième archive pour ce blog, certainement l’une de mes toutes premières chroniques pour un album que je place encore et toujours au sommet de la création musicale : Trout Mask Replica, disque intemporel et absolument délicieux signé par ce diable de Captain Beefheart, sans qui le Magic Band n’est pas grand-chose… et vice-versa.

Chronique publiée à l’origine le 1er septembre 2006

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Artiste : Captain Beefheart & His Magic Band
Titre de l’album : Trout Mask Replica
Année de sortie : 1969
Label : Straight
Genre : Rock expérimental, art blues, free jazz, spoken word

Dites-moi, qu’est-ce qui peut bien pousser quelqu’un à s’offrir cet album à la pochette rougeâtre, cadrant un type affublé d’un drôle de masque qui aurait l’air de vous chuchoter un secret se transmettant de bouche de truite à oreille de truite ? Quelle peut-être la réaction de cette personne à l’écoute du joyau que renferme cet écrin peu conventionnel ? Que se passe-t-il alors dans sa tête une fois le disque lancé ? Autant de questions qui divisent en deux parties le monde de ceux qui ont déjà écouté cet album. Vous ne pouvez pas y être indifférent.

Don Van Vliet, aka Captain Beefheart, est un de ses artistes dits arty des années 70 à avoir bouleversé la vision la musique. Cette façon de voir et de façonner la musique, le jeune Van Vliet ne l’a pas créée de toute pièces : en réalité, il découvre dès son plus jeune âge les bases de ce qui deviendra plus tard ce blues psyché expérimental, en faisant tourner des vyniles de rhythm ‘n’ blues de l’époque dont il partage l’écoute avec son grand compagnon, un certain Frank Zappa. En témoignent ses premiers travaux avec son Magic band, le Safe As Milk de 1967, où l’on sent déjà que les sonorités blues sont plus que teintées de pyschédélisme. Strictly Personnal, étape de transition, met en évidence que le groupe cherche à chatouiller les limites du blues pour mieux les transgresser. Il faudra attendre l’année qui suit pour que Captain Beefheart en arrive à son apogée.

Alors qu’en 1969, le monde découvre le puissant hard blues de Led Zeppelin, la réplique du masque de truite soulève bien des questions, car jamais avant, on n’avait entendu une telle fusion improbable : blues déjanté, absence de tempo prédéfini, ryhtmique indomptable, cacophonie à la rage créatrice surplombée par la voix unique de Beefheart, éructant avec la folie d’un schizophrène des textes dadaïstes – complètement barré. Les 28 pistes de l’album sont d’une force brute, navigant entre blues expérimental et free jazz – les improvisations de Van Vliet à la clarinette donnant encore plus de profondeur et de puissance d’impact à cette musique imprévisible.

Ce changement soudain n’est pourtant pas du à un simple éclair de génie : il faut remercier Zappa, qui tapis dans l’ombre, a capturé ces neuf heures de pure création dans ses studios personnels. Sans cela, peut-être n’aurions-nous jamais connu tel embrasement exultatoire, qui précède le non-moins génial Lick My Decals Off Baby, sorte de condensé de Trout Mask Replica, malheureusement non réédité depuis 1991 et donc, very hard to find.

Un condensé, oui ! Car il est vrai qu’avec près d’une heure et demie (!) de programme, beaucoup ont souvent tendance à vouloir zapper quelques pistes. Bien leur en prend ? Que nenni ! Chaque morceau est une perle. Si malgré vos efforts, cela reste inécoutable, ou trop long, mieux vaut faire une pause et retenter le coup plus tard.

En espèrant qu’après, à tous ceux qui vous disent que ce truc est kitchissime et que ça ne va nulle part, vous leur répondez : Ah! stupide, Trout Mask Replica, c’est juste un des meilleurs albums de tous les temps.

PS : La camisole de force n’est pas fournie.

Hat Hut Records fêtera ses 40 ans en 2015

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En septembre 2012, ce blog avait relayé l’état critique de Hat Hut Records sur le plan financier. Deux ans plus tard, sans qu’on sache vraiment si la campagne de financement a porté ses fruits, Werner X. Uehlinger annonce de grands nouvelles pour 2015, à l’occasion du quarantième anniversaire de la création du label suisse spécialisé dans le jazz et genres associés. Malgré les obstacles rencontrés par ce type de petites structures indépendantes, notamment quand il s’agit d’éditer ce genre de disques, le fondateur de Hat Hut veut créer l’évènement en proposant l’an prochain une sélection de nouveautés et de rééditions d’albums indisponibles, avec des artistes incontournables tels que Steve Lacy, Joe McPhee ou Anthony Braxton. Mieux encore : une trentaine d’années après avoir arrêté la production de vinyles, une nouvelle gamme de LP devrait voir le jour pour le plus grand bonheur des collectionneurs audiophiles. Reste à savoir quels titres seraient concernés, car les quatre prochains disques à paraître ne semblent adopter que le format numérique. Pour les plus curieux, voici donc en exclusivité les prochaines sorties d’octobre 2014.

NOUVEAUTÉS

HatnowART190 La composition de Mantra représente un tournant décisif chez Stockhausen. Faisant suite à la deuxième moitié des années 1960, période durant laquelle sa musique prend une tournure résolument spéculative, Mantra marque le retour à la complexité d’une approche systématisée de la construction musicale, caractéristique de ses œuvres sérielles des années 1950, tout en déterminant un ensemble de préoccupations qui sous-tendront sa musique pour pratiquement le reste de sa vie. Néanmoins, ce retour à la problématique sérielle ne ressemble en rien à une régression. Mantra permet à Stockhausen d’élargir les possibilités et potentialités du principe sériel, s’éloignant ainsi radicalement de la musique plus austère et abstraite des années 1950, tout en parvenant avec efficacité à y rouvrir les portes à la mélodie, au théâtre, aux références extra-musicales ainsi qu’aux allusions à l’harmonie tonale. Newton Armstrong

HatnowART192Que peut-on écrire sur ces œuvres pour piano de Christopher Fox sans exprimer une évidence, clairement manifeste dès la première écoute ? Dans le même temps, comment (et pourquoi) des mots seraient-ils capables de donner des pistes de lecture quant aux aspects mystérieux et fugaces sous-jacents à cette musique ? Peut-être vaudrait-il mieux expliquer pourquoi j’ai choisi d’interpréter et de commander des œuvres de Christopher ces douze dernières années ; ces raisons, me semble-t-il, figurent parmi les meilleures qu’on puisse trouver pour écouter et défendre n’importe quel type de musique. Avant toute chose, la sienne possède un caractère direct tout à fait captivant : la matière est puissante, claire, bien définie, transparente, elle confère immédiatement à chaque morceau un caractère bien distinct. Philip Thomas

 

RÉÉDITIONS

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Voici le concert d’un soir du Steve Lacy Quartet au Sunset Club de Paris. … Chaque membre du quatuor a la chance de s’y exprimer librement, l’enregistrement permettant d’ailleurs de ressentir avec force l’énergie de cette belle nuit au Sunset. … En pleine période d’homogénéisation, celle des jazzmen techniques mais trop scolaires, on ne peut porter trop d’attention à un individu aussi intransigeant que Steve Lacy. Morning Joy est un nouveau document de premier ordre au sein d’une œuvre aussi considérable qu’essentielle.   Lee Jeske

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L’année 1996 a été pour moi une importante étape de transition durant laquelle j’ai décidé de poursuivre ce que j’appelais le projet Dream Keeper. L’objectif : réaliser des projets que j’avais abandonnés depuis longtemps. L’un d’entre eux, c’était d’enregistrer un disque pour fêter le 20è anniversaire de mon premier album solo, Tenor, qui avait marqué le début d’une période prolifique, jusqu’alors jamais rééditée en CD. Les vinyles de cette époque étaient depuis longtemps épuisés et difficiles à dénicher. J’espère vraiment qu’il s’agit d’un nouveau départ, un retour aux racines de mes prestations solo. Joe McPhee

As Serious As Your Life de Joe McPhee fait partie des « 1001 meilleurs albums de l’histoire de la musique » selon le guide musical Penguin Jazz Guide. Werner X. Uehlinger, septembre 2014

Site web du label : hathut.com

Un concert inédit Fushitsusha / Peter Brötzmann de 1996 à paraître en coffret 3CD

Grande nouvelle ! Fin avril 2014, un live-mastodonte réunissant le noise-rock du groupe culte Fushitsusha et le free jazz allumé de Peter Brötzmann verra le jour chez Utech Records, label américain spécialisé dans les productions underground. Presque vingt ans plus tard, l’occasion nous est donnée de découvrir plus de trois heures de musique atypique, à dévorer sans compter !

Fushitsusha Brötzmann Nothing Changes 2014

Infos directement puisées sur le site web du label Utech Records.

Nothing Changes No One Can Change Anything, I Am Ever-Changing Only You Can Change Yourself
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Enregistré à l’Université Hōsei de Tokyo, le 26 avril 1996

Aucun groupe n’a jamais sonné comme Fushitsusha. Il existe bien entendu des antécédents à leur torrent musical dense et virulent, pareil à un grondement instinctif : on pense d’abord à Blue Cheer, ou au Jimi Hendrix de 1970 – une fois abandonné son art de la mise en scène des précédentes années au profit d’une musique plus intense – mais personne n’a jamais fait autant exploser le rock que le power trio formé par Keiji Haino, Yasushi Ozawa et Jun Kosugi. Vêtus de noir, impassibles et stoïques, le bassiste et le batteur nippons bâtissaient des échafaudages branlants de rythmes qui, quand Haino s’invitait guitare à la main, prenaient l’allure de structures immenses d’où jaillissaient des tornades de bruit pur sur un public médusé, qu’il soit japonais, américain ou européen. Cette musique improvisée n’existait pas sans but, Haino cherchant à démontrer que les chemins empruntés par celui qui cherche à atteindre la pureté ne cessent jamais d’évoluer. Les morceaux pouvaient durer à peine trois minutes, ou durer plus d’une heure et quart. Ils pouvaient se développer autour de riffs précipités proches du punk-rock, ou s’assembler presque imperceptiblement dans une lenteur éthérée, comme un brouillard s’élève du sol. Ils pouvaient être furieux, explosifs, ou terriblement tristes.

Malgré la volonté (voire l’avidité) de Keiji Haino à collaborer avec de nombreux musiciens issus de divers milieux, peu d’interprètes ont réussi à égaler l’énergie fulgurante de Fushitsusha. L’un des seuls à avoir été capable de résister à la force du groupe en plein effort s’avère être le saxophoniste allemand Peter Brötzmann, qui rejoint le trio japonais sur cet unique concert épique de trois heures, enregistré à l’Université Hōsei de Tokyo le 26 avril 1996, et disponible pour la première fois via ce coffret triple-CD. Au fil des années, Brötzmann et Haino ont enregistré plusieurs albums ensemble ; pendant la semaine de ce même concert, ils donnèrent naissance à Evolving Blush and Driving Original Sin, ainsi qu’à Double Agent(s): Live in Japan Volume Two en compagnie du batteur Charles Hayward. Cependant le coffret Nothing Changes No One Can Change Anything, I Am Ever-Changing Only You Can Change Yourself est un document unique dans les discographies respectives de Fushitsusha et de Peter Brötzmann. Jamais le trio n’avait sonné ainsi. Entre le premier et le second disque, de longs passages quasi-rituels de batterie et de basse non-accompagnée cèdent leur place à une psalmodie et à des hurlements gutturaux, tapissant de manière presque pré-linguistique les mélodies du saxophoniste, tandis que Kosugi semble tenter de réduire en morceaux son kit de batterie. Sur le troisième disque, le groupe martèle un riff blues des familles qui n’est pas sans rappeler le concert à Toronto du Plastic Ono Band, et ramasse l’ensemble en authentique festival noise/garage-rock dans les trois dernières minutes de la performance.

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Les albums live de Fushitsusha sont nombreux : Live et Live II, les deux coffrets double-CD sortis chez PSF qui ont projeté le groupe au rang de divinités de l’underground ; Gold Blood ; Withdrawe, This Sable Disclosure Ere Devot’d ; The Wound That Was Given Birth To Must Be Greater Than The Wound That Gave Birth ; I Saw It! That Which Before I Could Only Sense, etc. Chacun d’entre eux capture un moment crucial d’une expérience musicale unique qui suit encore son cours. Cela dit, Nothing Changes No One Can Change Anything, I Am Ever-Changing Only You Can Change Yourself est peut-être le témoignage le plus pesant, le plus puissant voire le plus beau de tous. Ce concert est devenu légendaire au sein des cercles d’initiés depuis le début, il y a 18 ans de cela. Le 26 avril prochain, il sera enfin édité pour tous ceux qui n’ont pas pu vivre cette expérience à l’époque.

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Pour ce coffret limité à 1000 exemplaires, la pochette illustrée par le peintre Denis Forkas Kostromitin permettra de ranger les disques dans leurs enveloppes en papier noir, qui se glisseront dans des emplacements gravés. Une reproduction du flyer original faisant la promotion du concert sera également incluse, tandis que des textes signés Alan Cummings seront proposés dans un livret à trois volets. L’enregistrement a été masterisé par James Plotkin pour une clarté et une puissance sonore optimales.

Hat Hut Records dans le rouge

Les amateurs d’improvisation, de musique nouvelle, libre et vibrante, connaissent certainement Hat Hut Records. Depuis sa création en 1975, on doit à ce label suisse l’édition d’œuvres de référence, de véritables merveilles par des musiciens qui ont souvent redéfini les frontières de la création sonore : standards du free jazz et du third stream (Anthony Braxton, Albert Ayler), compositions modernes (John Cage, Morton Feldman), rock expérimental (Jim O’Rourke, Loren Connors), et bien entendu, découverte assurée de jeunes talents. De nouvelles références sont ajoutées au catalogue tous les semestres et, depuis peu, certains albums jusque-là épuisés sont en voie de réédition – ce qui devrait ravir les mélomanes les plus exigeants.

Pourtant, à y regarder de plus près, pas de quoi être rassurés. Depuis peu, sur la page d’accueil du site officiel, une lettre ouverte de son fondateur Werner X. Uehlinger est désormais accessible : elle dresse un constat alarmant et lance un véritable appel à l’aide. Faute de généreux donateurs, l’un des labels musicaux des plus prolifiques risque de disparaître. Afin que les francophones puissent saisir tous les tenants et aboutissants de la situation de HatHut Records, je préfère ne pas en dire davantage, et vous propose plutôt une traduction de cette missive.

A la recherche d’idéalistes et de sympathisants

« Chers amis de Hat Hut Records,

John Cage disait souvent que la Nouvelle Musique impliquait de nouvelles approches d’écoute. Nous avons également appris que, dans la réalité économique d’aujourd’hui, difficile et versatile, la Nouvelle Musique nécessite de nouvelles méthodes de financement et de soutien. Dans un passé récent, Hat Hut Records a connu des déboires financiers en raison de circonstances indépendantes de notre volonté – dont une couverture médiatique des arts qui va en se raréfiant, des services de distribution en voie d’épuisement et la disparition de magasins de disques. Afin de continuer à réaliser ce travail qui nous semble capital, nous devons adopter un nouveau dispositif de soutien financier.

Depuis 1975, Hat Hut Records s’est durablement établi comme une référence mondiale dans l’édition de musique à la fois stimulante et expressive, significative sur le plan historique et toujours innovante. Nous sommes fiers d’avoir été pendant plus de 37 ans une voix nécessaire dans la lutte continue pour la conscience culturelle, la diversité artistique et la créativité musicale. Mais aujourd’hui cette voix risque d’être réduite au silence.

Les temps changent, la technologie évolue, mais les artistes réputés continuent à avoir besoin d’un espace pour leurs efforts créatifs, tout comme les jeunes musiciens au regard neuf méritent d’être soutenus. Je suis convaincu que cette musique a encore un rôle crucial à jouer pour l’avenir, même si les méthodes de documentation et de distribution sont bouleversées. Personnellement, j’ai commencé à écouter de la musique au temps où le format 78 tours était peu à peu remplacé par les 33 tours. En tant que producteur musical, j’ai commencé avec les LP avant d’être rapidement confronté au passage de l’industrie au disque compact. C’est désormais le CD qui risque de disparaître dans les prochaines années, au profit de logiciels de téléchargement numérique dont la côte de popularité est en hausse. Quelles que soient les technologies futures, Hat Hut Records se consacre au service du musicien créatif et de ses auditeurs. Cependant, nous ne pouvons plus le faire seuls. Nous avons besoin de votre aide.

Nous recherchons des idéalistes et des sympathisants dans un cadre particulier, une aide financière à travers un investissement raisonnable. En effectuant une donation de 2500 Francs Suisses (soit 2100€ ou 2650$), vous devenez un mécène de Hat Hut Records, en aidant le label à fonctionner comme un forum pour la Nouvelle Musique et le Jazz. En tant que tel vous recevrez des éditions spéciales d’albums et bénéficierez d’autres avantages, à déterminer, qui ne seront pas accessibles au plus grand nombre.

Faute d’engagements dans ce mécénat, le futur de Hat Hut Records n’est pas assuré. Nous espérons que vous reconnaîtrez la valeur du travail que nous avons déjà effectué, et que vous partagez notre enthousiasme à l’idée de continuer à réaliser une précieuse contribution au monde de la musique, en particulier dans ces moments décisifs.

Merci et amicalement,

Werner X. Uehlinger

PS : Pour obtenir plus d’informations sur notre catalogue et en apprendre plus sur l’histoire du label, visitez http://www.hathut.com ; pour vous renseigner et en apprendre plus sur notre recherche d’idéalistes et de sympathisants, merci de nous contacter à idealists.sympathizers@bluewin.ch. »

[Musique] John Zorn & Fred Frith – Late Works

Artiste : John Zorn & Fred Frith
Titre de l’album : Late Works
Année de sortie : 2010
Label : Tzadik
Genre : Improvisation libre, free jazz

Malgré les informations contradictoires que l’on peut glaner sur le web, Late Works marque le premier témoignage studio des improvisations barrées de John Zorn et Fred Frith, musiciens que l’on peut sans flatterie considérer comme des légendes vivantes de la scène alternative new-yorkaise. Rompus à cet exercice, ces deux-là s’étaient retrouvés dès 1994 avec The Art of Memory, auquel suivra un second volume en 2006 ; à l’instar d’un autre duo mythique formé au sein de l’underground nippon des années 70 par Kaoru Abe et Masayuki Takayanagi, seuls existaient des enregistrements live de leurs collaborations explosives. Saxophone et guitare électrique semblent ainsi être faits l’un pour l’autre quand il s’agit d’improviser librement – et dans un grand fracas. Amis depuis une bonne trentaine d’années, Zorn & Frith se lancent donc corps et âme et par dix fois dans des improvisations plus ou moins violentes, sous forme de matière brute, sans overdub.

Il s’agit ici de laisser parler la puissance du combo, que ce soit sous forme de projection massive (« Foetid Ceremony », « Baffled Hats ») ou graduelle (« The Fourth Mind ») – deux concepts empruntés à Takayanagi (cf. Gradually Projection et Mass Projection). Cependant, l’analogie avec les travaux de cet artiste japonais se limite à cette pure distinction. Sur cet album, la musique respire davantage – chacun se laissant de l’espace pour s’exprimer, que ce soit de manière brutale ou méditative, en tout cas moins convulsive. John Zorn est particulièrement en forme ; on aurait presque l’impression qu’un sur-mixage du saxophone a été entrepris. C’est que de son côté, Fred Frith propose une palette de sons plus sourde que les hurlements du saxophone alto, l’instrument de prédilection du créateur de Tzadik. A tous moments, le duo tempête, râle, vocifère. Grincements et bourdonnements constituent parfois même l’essentiel de leur création (« Creature Comforts »). La symbiose est quasi-parfaite, elle produit un excellent album ; difficile à aborder certes, mais une création très stimulante et enrichissante pour les plus curieux.

Améliorez votre Transit avec Colette Magny

La musique de Colette Magny sera certainement mon plus grand choc musical cette année. Il semblerait également que beaucoup de monde s’intéresse à cette grande dame trop méconnue et cherche à s’emparer de certains enregistrements introuvables dans le commerce. En marge de ma chronique sur son album Transit, je vous proposais via un vinyl-rip de découvrir ses chansons à mi-chemin entre le blues et le free jazz qui caractérisent si bien le style de la magny-fique. Depuis, je n’ai eu de cesse de traquer tout ce que je pouvais trouver de sa discographie et suis tombé sur la réédition en CD de ce fameux Transit, grâce aux efforts du label Scalen’ Disc dans les années 90 – combinés à ceux de Magny qui jusqu’à son dernier souffle cherchera à se faire entendre.

Pour améliorer le confort d’écoute, vous trouverez donc un nouveau lien dans les commentaires pour redécouvrir cette création atypique dans les meilleurs conditions possibles. Si vous recherchez d’autres albums signés Colette Magny, n’hésitez pas à en faire la demande expresse dans les commentaires – mis à part Magny 68, je possède actuellement l’intégralité de son œuvre.

[Musique] Masayuki Takayanagi New Direction Unit – April Is the Cruellest Month

Artiste : Masayuki Takayanagi New Direction Unit
Titre de l’album : April Is the Cruellest Month
Année de sortie : 2007 (1975)
Label : Jinya Disc
Genre : Free Jazz, Improvisation

Amateurs de free jazz et d’improvisation libre, le nom de Masayuki ‘Jojo’ Takayanagi (高柳昌行) devrait vous être familier. Actif dès la fin des années 50, ce musicien légendaire de l’underground japonais a collaboré avec les artistes les plus talentueux, notamment Kaoru Abe et John Zorn. Capable de proposer du cool jazz autant que de la musique électronique, très versé dans l’expérimentation guitaristique, d’aucuns pourraient le comparer à Fred Frith ou un Derek Bailey oriental constamment branché sur ampli. L’homme est à l’origine de différentes formations, comme l’ensemble New Direction for the Arts, ainsi que le New Direction Unit, qui propose en 1975 l’album April Is the Cruellest Month.

Tout du moins, le pressage du disque était prévu à ladite date chez ESP, mais fut annulé alors que la maquette était intégralement enregistrée. Pour des raisons de budget, il faudra attendre 1991 afin de redécouvrir ce trésor enfoui, avant une plus large diffusion permise par sa réédition en 2007 chez Jinya Disc. Le titre de l’album tire son nom de l’incipit d’un célèbre poème en cinq tableaux de T.S. Eliot : The Waste Land. Les noms des improvisations y font également référence, puisqu’on les retrouve dans l’une des dernières strophes, dans la partie intitulée « What the Thunder Said ». Comme on peut l’imaginer, ce choix est loin d’être anodin – mais nous y reviendrons plus tard.

Au sein de  la discographie éclectique de Takayanagi, April Is the Cruellest Month peut d’ores et déjà être considéré comme une pierre angulaire. Un monolithe de jazz expérimental qui sonne comme le premier LP du groupe Last Exit, avec une bonne dizaine d’années d’avance. Tout aussi abrasif que le concert du Genyasai Festival de 1971, mais bénéficiant d’une clarté de son permise par le studio, le triptyque d’improvisations vous emporte violemment sous les coups de saxophone d’un Kenji Mori aussi incandescent qu’un Peter Brötzmann et d’un Masayuki Takayanagi au sommet de son art. Partenaire de longue date, Nobuyoshi Ino n’est pas en reste et propose un jeu au diapason. Hiroshi Yamazaki, quant à lui, frappe fûts et cymbales comme si sa vie en dépendait. Coloré, percutant, techniquement de haute volée, le disque évite de tomber dans le piège du foutoir bruitiste hétérogène – pour peu que l’on ait une oreille avertie.

Ce témoignage unique de l’âge d’or de l’improvisation japonaise, capturé sur le vif, est sans doute comparable aux Rallizes Dénudés en termes d’innovation, de violence et d’influence sur toute une génération d’artistes, sous la bénédiction d’un hypothétique pape du free jazz. Tellurique et aérien, les instruments retissent la corde brisée qui maintenait autrefois ciel et terre chez les natifs américains, dans un vrombissement éclatant. La nature symbiotique du New Direction Unit touche ici au génie et offre l’une des meilleures portes d’entrée à l’univers de cet artiste hors normes.

Pour apprécier pleinement les codes du guitariste-bidouilleur, il convient d’aborder son approche cinétique de la musique, proche de l’harmolodie du saxophoniste Ornette Coleman. Libération des structures mélodiques, manifestation perpétuelle de flux sonores, mise en valeur des timbres, prise de risque sont communs à ses deux concepts d’improvisation : la projection « graduelle » et la projection « massive » (gradually & mass projection). Si les deux premières pistes de l’album (« We Have Existed » et « What Have We Given? ») proposent une lente construction harmolodique menant peu à peu à une puissante coda, « My Friend, Blood Shaking My Heart » résonne plus comme une déflagration atomique de jazz bruitiste sans concession. Sous ces titres se cachent donc les deux formes de pratique d’improvisation libre chères à Takayanagi, dont les combinaisons ouvrent un champ de possibilités infinies quand elles s’unissent.

Pour concevoir ce genre de musique, on peut imaginer la personnalité de son créateur : regard critique sur son art et innovation, goût pour le mélange de genres et la discontinuité, capable du « meilleur » comme du « pire », du « sublime » comme du « polémique ». Peut-être même un sentiment de désillusion ? Teruto Soejima parle en tout cas d’un sentiment de colère. Or l’œuvre de T.S. Eliot présente ces mêmes caractéristiques dans le domaine poétique. Au final la date d’enregistrement importe peu (la première session datant du 31 avril 1975), contrairement aux titres électriques tirés de « What the Thunder Said ». En extrapolant un peu, on pourrait envisager un lien unissant la recherche sonore de l’improvisation aux deux éléments présents dans cet ultime tableau du poème : la roche et l’eau, symboles de mort et de renaissance, de fertilité et de stérilité. Le free jazz pour Theodor W. Adorno, n’est-ce pas la mort du genre ; pour d’autres critiques, sa résurrection ?

On peut voir dans cette analogie la nécessité organique d’unir « le coulant » à « l’abrupt » – le mouvement mélodique et la ponctuation rythmique. Quant à une hypothétique relation spirituelle entre Eliot et Takayanagi, on peut sincèrement penser que le pessimisme de l’un se reflète dans la révolte de l’autre. Le poète aimait décrire le manque de vie et d’émotion dans le monde, la vanité de tenter de le sauver. « Doomed to fail » : des mots employés par Paul Hegarty, auteur de Noise/Music, A History, selon lequel cette vanité est la définition-même l’essence de la musique bruitiste. Malgré cela, et grâce au travail de labels comme DIW, PSF Records, Doubtmusic et Jinya Disc, la musique de Masayuki Takayanagi est plus vibrante, forte et cathartique que jamais. April Is the Cruellest Month, dans toute sa complexité, laisse suffisamment d’espace pour respirer. Il est grand temps de prendre ce bol d’air.

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