Comme promis, voici la seconde partie de la biographie de Luigi Nono.
Merci de respecter mon travail et de ne pas vous approprier mes traductions. C’est par pure volonté d’échange que je mets ces écrits à votre disposition. Contactez-moi pour tout autre renseignement.
Auteur original : Gianmario Borio
Source : New Grove Dictionary of Music (Online Edition)
Support : Encyclopédie numérique
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II. THÉORIE ET PRATIQUE EN COMPOSITION
Le travail de Nono reflète une évolution cohérente et continue de sa technique compositionnelle, qui va au-delà de la controverse des théories de 1959 (sa conférence polémique devant le cercle de Darmstadt) et de 1980 (l’emphase explicite sur les dimensions internes de la musique). Il définit la notion de son comme un évènement complexe doté d’une mobilité interne propre ; cette idée est explicite dans la dernière décennie, mais déjà évidente dans les premiers travaux qui ont établi sa notoriété internationale. Ces œuvres, qui font l’objet de débats sous l’épithète de musique sérielle « intégrale », portent la trace des techniques contrapunctiques de l’école franco-flamande qu’il a étudiée, ainsi que l’influence des canons dodécaphoniques de Webern et Dallapiccola. Pourtant, même dans sa première œuvre, Variazioni canoniche, le principe du canon diffère tant de la forme d’origine qu’il n’est plus reconnaissable, bien qu’il conserve encore sa nature structurelle basique. Pour autant, la variation est redéfinie, elle est procédure de structuration qui implique la transformation progressive du contenu thématique musical d’un ensemble de notes ; les permutations de tonalité et de longueur s’emploient à cet effet comme deux paramètres qui se placent sur un pied d’égalité.
Pendant un certain temps, Nono travaille intensivement sur l’idée de succession de notes comme matériau initial à la construction d’ensembles mélodico-harmoniques inconstants. Dans Tre Epitaffi per García Lorca, Due espressioni et La victoire de Guernica, il tente également de créer des rythmes sériels à partir de la tradition populaire, notamment espagnole. Mais le risque de disparité entre l’application de ses méthodes de composition et la matière utilisée (encore « reconnaissable » malgré sa fragmentation et sa transposition) devient très vite une source d’insatisfaction. Incontri annonce sa volonté d’aller vers une sorte de construction plus abstraite, plus intégrée : les durées et les dynamiques son liées entre elle par sérialisme, alors que les timbres, les registres et la densité des textures deviennent des paramètres fondamentaux à la musique. Dans le concept essentiellement « physique » de « complexes sonores » en constante évolution, guidés par un profil macrorythmique soigneusement élaboré, l’influence de Varèse sur l’œuvre est évidente. Avec Il canto sospeso, Nono atteint l’apogée du murissement de son processus. Les neufs mouvements qui composent la partition sont tous organisés de manière rigoureuse selon des principes sériels, bien que le nombre d’éléments et leur agencement varient morceau par morceau. Différents résultats sortent d’un noyau limité (une suite de notes couvrant tous les intervalles et une séquence Fibonacci) ; leur nature dépend directement du sens des textes individuels et de la dramaturgie de l’œuvre comme un tout. L’éclatement mélodique, particulièrement marqué par de forts contrastes de registre et de dynamique, présente une nouvelle sorte de relation entre le mot et le son. Dans les compositions vocales et instrumentales qui suivent de près (Varianti, Cori di Didone, La terra e la compagna, Diario polacco ’58, Sarà dolce tacere, et Ha venido: canciones para Silvia), les techniques du sérialisme ne sont plus utilisées pour générer une nouvelle matière, mais pour déterminer l’articulation interne des agrégats sonores. Dans le début de Varianti par exemple, la variation sur un seul ton est assurée par le biais d’une séquence d’instruments et d’une dynamique : voilà une miniature de Klangfarbenmelodie, une sorte de polyphonie créée à l’intérieur du son qui lui procure une énergie extraordinaire. Les compositions pour orchestre des années 1980 comme A Carlo Scarpa architetto, ai suoi infiniti possibili se forment sur ces méthodes ; Nono effectue un travail titanesque sur des tonalités uniques, en les variant par des inflexions microtonales, différentes combinaisons timbre/texture et par la mobilité spatiale.
La vision humaniste de Nono vient de son insatiable curiosité quant aux courants et aux méthodes appartenant aux autres domaines de l’art (théâtre, littérature, peinture, architecture et cinéma). De même, il s’est intéressé à toutes les formes de communication entre hommes (depuis le lieu de travail jusque dans les tribunes, de la pensée philosophique à la sphère du mythique, du religieux). Pour lui, l’art ne s’épuise jamais sur le plan technique, il reflète la totalité de l’expérience humaine. Toute son œuvre dès Il canto sospeso peut être considérée comme une tentative de réponse satisfaisante à la question soulevée par Sartre : « Pourquoi écrire ? ». Cette réponse, qui varie dans son expression musicale au cours de temps, existe « pour accomplir notre devoir de fabrication du monde ». Elle est l’origine de la position sociopolitique de Nono, tout à fait à l’opposé de celles, par exemple, d’Eisler ou de Henze. La question n’est pas de reproduire par la musique les émotions telles que la souffrance, le mépris, la colère, la rébellion, le désir et l’amour dont traitent les textes ou dont font référence les titres de compositions instrumentales ; l’idée est plutôt une formulation musicale qui, au sein de l’incontestable unité du son, traite des problèmes pour lesquels l’humanité demande une décision urgente : « Ecouter, c’est savoir ».
Attisé par la conviction que toute activité artistique doit être motivée par des considérations éthiques et politiques, Nono considère que le compositeur, afin que son œuvre ait un impact sur la réalité, doit connaître les moyens techniques les plus avancés de son époque. Les compositions dans lesquelles Nono traite explicitement de questions politiques deviennent ainsi objets de ses plus grandes expériences sur la technologie électronique. Ainsi, dans A floresta é jovem e cheja de vida, les voix du soprano et de plusieurs acteurs, le son de feuilles de cuivre se heurtant et la clarinette multiphonique sont transformées en studio au moyen d’un ensemble de modulateurs et de filtres : les mêmes sources sonores interagissent directement avec la bande magnétique. Des situations de tension et de résolution se créent et redéfinissent sur un autre plan sémantique des textes de Fidel Castro, de Patrice Lumumba, d’un étudiant anonyme de l’Université de Californie, d’un soldat sud-vietnamien, d’un guérillero angolais et d’ouvriers manuels italiens. Dans Quando stanno morendo (Diario polacco no.2), les textes de poètes russes comme Blok et Khlebnikov agissent en catalyseurs afin de décrire les expériences de prison et d’exil dans les pays sous le régime soviétique. C’est aussi la première œuvre majeure de Nono qui effectue un traitement des voix et des instruments en direct via un système électronique coordonné – avec délai, réverbération, modification du spectre harmonique et contrôle du mouvement sonore dans l’espace.
Les dix dernières années de sa vie, Nono voit son utilisation de la technologie comme ayant eu un impact positif au niveau de l’émancipation culturelle, et donc sociale. Cependant, beaucoup de critiques continuent de regarder cette période sous un autre angle, celle de l’individualisme et du métaphysique : l’image utopique de Nono redéfinie à travers ses propres concepts de « différentes façons d’écouter » et de « possibilités infinies ». Ces derniers travaux, outre la revendication d’une nouvelle attitude à l’égard de la perception du son, requièrent un profond changement de toute la conception du processus de composition, des lieux d’écoute, de la notation ou encore du comportement de l’interprète. La place de l’interprète et de l’auditeur est altérée en plaçant des musiciens individuels ou des orchestres dans différentes parties du hall, alors que l’intérieur du son, bien qu’en mouvement, peut être contrôlé intégralement via des logiciels informatiques réalisés de pair avec les techniciens.
Cette programmation s’adapte à chaque environnement nouveau, ce qui nécessite alors une flexibilité nouvelle aux formes de notation musicale ainsi que la compréhension la plus aigüe des interprètes qui, à travers leurs micro-variations de registre, de dynamique et de timbre, agissent et réagissent à la production sonore dans son ensemble. Désormais, il n’y a plus d’interprète principal, chacun fonctionne comme le membre d’une équipe, y compris les techniciens, en faisant partie d’une mosaïque élargie de membres où l’on agit en réciprocité. Les musiciens virtuoses ont toujours leur place, mais pas dans le sens habituel d’une aptitude athlétique à jouer de nombreuses notes sur autant de figures rythmiques complexes ; il s’agit plutôt d’une virtuosité « statique » requérant beaucoup de concentration, un contrôle des oscillations sonores les plus subtiles ainsi que la capacité d’interagir avec les autres participants. Une œuvre n’est donc plus le simple produit du compositeur seul, mais le résultat d’un échange continu d’idée au sein d’un triangle compositeur-interprète-technicien. Au terme de son pèlerinage artistique, Nono continuera ses expérimentations avec la même rigueur et la même énergie. Il se sera attaqué sans détour aux questions les plus essentielles du langage musical de son temps, et ce faisant, aura ouvert de nouveaux horizons tant dans la composition que dans l’écoute. Il occupe une place au sommet de la musique du XXe siècle. □ B.M.