En fouillant dans les méandres de mon disque dur, je suis retombé sur un texte dont j’avais complètement oublié l’existence, intitulé « L’électron libérateur ». Premier bloc d’un prétendu essai visant à offrir des clés de compréhension sur l’art de Keiji Haino… Que d’ambition hagiographique ! Dans l’état, il illustre à merveille mes nombreux projets avortés par manque de temps ou par simple découragement. Après plusieurs années passées à prendre la poussière numérique, ce document finit par être publié car malgré ses défauts et possibles imprécisions, il avait fait l’objet d’une mûre réflexion. J’avais 21 ans.
L’électron libérateur
Keiji Haino voit le jour à Chiba en 1952. Après une première expérience de groupe infructueuse, il forme le combo free jazz Lost Aaraaff. Alors âgé de dix-neuf ans, il apporte au groupe ses premiers grincements de guitare et met sa voix au profit de mélodies fantomatiques. Fort de cette expérience, il multiplie les projets, fonde Fushitsusha en 1978, trois ans avant de lancer sa carrière solo avec Watashi Dake? (1981), son premier LP. Il explorera alors tous les sons possibles et révélera sa passion pour The Doors, Blue Cheer, mais aussi pour toutes ces musiques féodales qui hantent l’esprit de son jeu. Il demeurera parmi la musique toute sa vie, de ces premiers pas à seize ans dans un groupe de reprises des Raveonettes jusqu’à ses projets plus récents ; jamais figé, recherchant toujours l’évolution, l’innovation, sa brillante carrière solo continue encore de fasciner bon nombre d’amateurs. Du haut de sa cinquantaine bien mûre, il continue de vouer son âme entière à son art à lui, imperturbable.
De l’ombre à la lumière
Comment définir Haino ? La personnalité de cet artiste est profonde, mais on tend à le catégoriser. So, Black Is Myself… Pourquoi cet amour prononcé du noir ? Il semble lui-même n’être qu’une ombre. Personnage mystérieux à l’apparence antéchristique et hermaphrodite, il questionne les sceptiques. C’est bien connu, l’inexplicable, le surnaturel, l’inconnu perturbe l’esprit humain, on cherche à rationaliser son comportement par des connaissances établies afin de restaurer l’équilibre dérangé par des données dissonantes. Cependant, Haino ne se limite pas simplement à donner une image de lui-même ; celle-ci donne des indices sur son caractère, son point de vue, sa pensée. Haino reflète à l’extérieur ce qu’il est à l’intérieur, ainsi que les perspectives qu’offrent sa perception de l’outil sonore. Car Keiji Haino se définit surtout par son art, pure déstructuration de la musique.
Avec le monde sonore, couleurs et formes sont la base de notre perception. Ces trois données sont au cœur d’une même réflexion : la musique ne se percevrait que comme des sons maîtrisés par une pratique théorisante se basant sur les accords et les gammes, les cours et les partitions. Ainsi a-t-on donné une forme à la musique, chromatisé ses énergies et béatitudes. Il n’est donc pas anodin que Haino choisisse d’abord de retirer la couleur, c’est-à-dire les sensations bloquées dans une sphère liberticide, avant de tenter de changer la forme, ou proposer une nouvelle lecture de la musique. L’artiste a constamment conceptualisé le but de la musique concrète (travailler le son brut) en s’affairant à déconstruire les instruments, faisant vrombir une vielle à roue comme une guitare électrique et sa guitare électrique comme une déferlante de bruits. Un projet colossal qui débute par la mise en avant d’une couleur, qui n’en est pas une : le noir. Pessimisme, violence, mort ? Absence de couleur, néant ? Il s’agit là de ne pas se méprendre sur le but précis d’un tel choix. Si Keiji Haino se drape de ténèbres, ce n’est pas pour plaire aux fans de black metal. C’est par pure continuité conceptuelle.
Lorsqu’il se charge de retirer la couleur à la musique, il explore à fond le chromatisme d’un mode pour mieux s’adresser à nos sensations. Il fait tout virer au noir le plus profond. Les notes s’étirent, se contractent, ne s’épuisent jamais ; elles résonnent comme dans un choeur de cathédrale en ruine. La voix apparaît, fantômatique, presque gothique ; souvent de longues plaintes donnent naissance à des vociférations spasmiques. La musique atteint un état de transparence, sans perdre sa vie, sa puissance ou sa beauté : elle atteint un état éthéré, incolore, comme surgissant d’un puits sans fond, un tonneau des Danaïdes sur lequel on tendrait l’oreille, stupéfaits que de rien puisse jaillir un peu de tout. L’écoute attentive est essentielle, le deep listening de Pauline Oliveros trouvant un écho chez Haino.
Changer la forme ne nécessite pas moins de travail dans cette démarche extrême. De manière générale, la musique expérimentale est multiple et offre des déconstructions plus que palpables. Elle est concrète et immédiate. L’histoire de la musique ne manque pas de pionniers en la matière. Captain Beefheart aura donné ses lettres de noblesse à ce que l’on appelle le freeform : la forme d’expression libre, sans limite, si ce n’est celle du blues dans laquelle elle se développe. Nous ne sommes pas si loin de l’harmolodie d’Ornette Coleman, grand pape du free jazz. Glenn Branca redessinera dès 1981 les contours de l’instrument appelé guitare électrique, en l’employant dans une optique classique ; non pas dans le sens que lui donnerait Yngwie Malmsteen, consternant de technicité pure, mais à la recherche d’un nouveau type de symphonies modernes. Que fait Keiji Haino ? A l’instar de Derek Bailey, il improvise, expérimente, retourne dans tous les sens le jeu de guitare, mais aussi celui de tout autre type d’instrument passant à sa portée. Il pousse l’improvisation libre aux limites de ses capacités, comme en témoigne l’enregistrement de 1982 avec les Doo-Dooettes et un certain Rick Potts. La folie est plus qu’au rendez-vous. Les structures s’emmêlent, cherchant à créer du neuf à partir d’un grand vacarme organisé.
Malgré tout, les formes de la musique sont multiples dans leurs contours, et Haino l’a bien compris. Quand il s’attaque aux structures mélodiques, il fait la lumière sur un autre univers sonore. Dans le sien, la dissonance est impératrice, tout autant que le silence. Solitaire, il en use comme base de son brut sur laquelle sculpter du neuf. En groupe, sa démarche peut prendre une envergure formidable. Avec Aihiyo, ses idées sont calquées sur du matériel existant, les reprises de diverses chansons sont limitées. Dans sa formation la plus connue, Fushitsusha, il installe durablement son art comme un discours récursif et parvient à opérer une vraie magie sur le son.
Un fragment d’universel
Techniquement, Haino ne se contente pas de donner des grands coups de mediator dans ses cordes. Sa guitare, tout comme sa voix et tout autre instrument qu’il utilise en extension de son corps ne considèrent pas le son comme une fin, dans toute sa non-forme, sa non-couleur et son non-sens. Du négatif du terme, en émerge un kaléidoscope d’influences, des musiques féodales au blues du Mississippi. Keiji Haino fait naître sa musique de la même recette : les ingrédients ou la préparation peuvent varier, mais sa démarche est toujours quasi-identique. Il peut ainsi brouiller les pistes avec un patchwork de sons traditionnels, comme en témoigne son premier album. L’ambiance n’est pas à la saturation. Les expérimentations orientales révèlent la nature troubadouresque, bien que noire, d’un soliste maniant une Fender comme un koto. La rythmique des morceaux fait écho aux contes et légendes rapportées par les anciens joueurs de luth, avec ce morceau de bois qui faisait l’originalité agressive du son – pour des oreilles occidentales tout du moins. A ce jeu, la guitare prend la clarté de la voix du conteur et oscille entre diverses racines blues. Cette vision se retrouve partout dans son jeu guitaristique, depuis Affection (1992) jusqu’à Black Blues (2004) : entre les différents albums, la force de cet artiste se démontre par sa capacité à renouveler l’expérience de façon différente.
Évidemment, ce jeu n’oublie pas de se teinter d’une portée religieuse. Bien qu’antithétiques au zen et au calme souverain de Bouddha, ses exploits scéniques ecstatiques sont souvent précédés d’un calme avant la tempête, un univers plus intimiste, emprunt de contemplation. Méditation, recueillement, solitude : une foi musicale loin de tout précepte dogmatique. Du simple musicien itinérant, Haino se tranformerait en une sorte de Hoïchi sans oreilles, interprète de ses propres légendes au sein d’un temple. Une ombre parmi les ombres d’un manoir délaissé par un clan, esprit errant d’un temple-écho à l’impression de vide fantastique.
Décliné en groupe ou collaboration musicale, un tel caractère ne peut qu’avoir une influence majeure. Il est certes intéressant de travailler seul, mais quand on cherche à diversifier les timbres dans une optique plus large, à ouvrir littéralement ses idées sur une autre échelle, la synergie de plusieurs éléments est un bon moyen de d’accoucher de nouvelles sonorités. Dans le cadre de l’avatar Fushitsusha, le but de la formation est avant tout la compréhension de la démarche d’expression libre, qui ne doit être déterminé en aucune sorte par la pratique usuelle : en ce sens, la technique est largement mise de côté. Seule la cohésion des sons compte : vitale, elle est au cœur du projet. L’artère principale de ce protoplasme est son approche libre, où l’énergie est captée puis relâchée par les sons à leur place respective. Malgré son esthétique rock, Fushitsusha possède l’essence jazzistique d’un Sonny Sharrock, tout en gardant comme base la notion de souffle. L’improvisation est un exercice nécessitant des idées claires, un calme olympien, la respiration se doit d’être calme. Elle est le poumon qui cimente les structures des compositions. Le concept harmolodique de Coleman prévaut. Ce rock modal empruntant ses idées tantôt au blues, tantôt à la musique japonaise, pose plusieurs questions : peut-on cautionner des artistes dont la valeur ne repose absolument pas sur la technique, mais sur la capacité d’écoute et de symbiose ? Des autodidactes proches de l’art brut sont-ils capables d’évoluer ?
Tout est une question de point de vue. Pour l’auditeur, tout semble déstructuré et faire beaucoup de bruit pour rien. Le résultat n’est pourtant pas un hasard. Les débuts de Fushitsusha s’effectuent sur un terrain moins glissant, moins chaotique. Mais l’ensemble reste concerné par les grandes lignes de la musique free. Chacun est libre de faire ce qu’il veut, s’il écoute les autres et participe à l’effort de création collective. C’est le collectivisme nippon à l’échelle musicale. On recherche les sons à exploiter individuellement, on en fait le tour sans pour autant jouer dans son coin. Au Japon, une célèbre école d’art enseignait cette Voie du Son à de nombreux jeunes musiciens japonais, comme autant de disciples d’un dojo singulier. Les différents membres de Fushitsusha ont tous ce point commun : l’apprentissage par autodidaxie. Car pour trouver du nouveau sans se passer de l’authentique, l’inconscient ne doit pas mécaniser les mouvements, ni figer la recherche qui doit rester active. Que peut donc bien lier le trio protéiforme, si ce n’est pas la technique ? Keiji Haino base les compositions du groupe sur la respiration, fondement des atmosphères électriques, des accélérations rythmiques, des festivals de sons et bruits. Les échanges et relations entre musiciens s’accordent ainsi de manière tacite, sur une toute autre donnée que la pulsation.
Dans la théorie, cela fonctionne, mais en pratique ? Fushitsusha semble être parvenu à conserver cette ligne directrice dans le temps, à travers différents membres dont le célèbre Yasushi Ozawa. On peut essayer de retracer le parcours de cette entité via la discographie officielle. Les premiers temps, la mélodie suit le schéma blues sans s’y conformer ; on écoute les premiers live avec une impression de Black Sabbath no wave. Jusqu’en 1990, les concerts se baseront sur des thèmes et des soli rageurs de guitare, comme si les Rallizes Denudes jouaient sur un tempo ralenti ; une première incarnation qui atteint la perfection sur le double-LP live de 1989, première sortie officielle sur PSF. Le début des années 1990 marquerait un changement dans les objectifs du groupe, comme en témoigne le DVD du concert de 1991 : Fushitsusha serait un power trio ardent se basant sur l’agressivité pure, la déstructuration méthodique du rock dans un torrent de noise. C’est à partir de Pathétique (1994) que les compositions commenceraient à varier, de les complexifier davantage. Avec une esthétique plus mâture, les albums suivront en parallèle les recherches guitaristiques de Haino en solo, jusqu’à le faire jouer de la batterie sur Origin’s Hesitation (2001).
Cependant, cette vision est trop étroite. Le caractère changeant de Fushitsusha classe le groupe davantage comme un moyen pour Keiji Haino de tenter une multitude d’expérimentations au large spectre. En fait, il est l’occasion d’un brassage des multiples facettes du performer nippon, s’étalant sur plusieurs heures, entre danse et musique : petites percussions et vielle à roue, chants a capella et guitare électrique… Les limites du rock psychédélique, de l’affirmation d’un héritage nippon sont dépassées et ne laissent vibrer qu’un seul élément, l’artiste lui-même. Serait-il imprudent de comparer Haino à un samouraï cosmique des temps modernes ? L’artiste semble ne remplir aucun rôle tout en étant capable d’endosser n’importe lequel. De fait, imaginons-le un instant comme tel. La Voie du Son serait son but. L’art de la guerre, il en aurait fait sa propre Bible sonore. Ne pourrait-il pas camper un rônin solitaire, sans maître… ni Dieu ? Un fils du nihilisme, un anarchiste musical qui ne tomberait pas dans le spectre de la violence inutile, un multi-instrumentiste désarticulé qui ni paraîtrait pas comme un vulgaire pantin à tout dogme. Keiji Haino, un électron libre… un électron libérateur.