[Musique] Gregorio Paniagua – Batiscafo

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Artiste : Gregorio Paniagua
Titre de l’album : Batiscafo
Année de sortie : 1980
Label : HispaVox
Genre : Rock progressif, electro-krautrock, baroque expérimental

Longtemps, j’aurai cherché un artiste capable d’établir astucieusement un pont entre musique ancienne et musique nouvelle. Quand le polystylisme de Schnittke apportait une réponse partielle, en particulier dans son premier concerto grosso, persistait une certaine frustration ; même l’Ensemble Ambrosius, interprétant des compositions zappaïennes sur instruments baroques, ne m’apportait pleinement satisfaction. Qui pour proposer ce genre de fraîcheur et de drôlerie dans l’univers plus binaire du rock ? La réponse sera venue d’Espagne avec Gregorio Paniagua. Ce petit génie un brin fantasque, élevé au biberon du Conservatoire Royal, forme à 20 ans en compagnie de ses frères l’ensemble de musique ancienne Atrium Musicae de Madrid, qui se produit alors aux quatre coins du monde. Dès la fin des années 60, de premiers albums sont enregistrés et piquent l’intérêt du label Harmonia Mundi, qui le signe pour plusieurs disques – redessinant au passage le paysage enjoué de la musique arabo-andalouse et revisitant celle de la Grèce antique, où se mêlent rigueur musicologique et liberté d’improvisation. C’est en 1980, au sortir du régime franquiste, que Paniagua troque son costume de chef d’orchestre pince-sans-rire contre celui plus loufoque d’explorateur, avec son premier disque solo : Batiscafo. Coup de tonnerre, lame de fond.

Le style de musique qu’il y développe devrait en effet en surprendre plus d’un, à commencer par les habitués de ses facéties chez le distributeur arlésien. En effet, exit les cantigas et autres danses du moyen-âge, et place à une musique populaire actuelle, empruntant autant à l’électronique progressif qu’à une forme de psychédélisme. Car avec sa pochette colorée d’aéronef à la Borowczyk, on aurait tort de croire que Batiscafo relève de la même école que le minimalisme italien qui fleurissait à l’époque, sans doute bercé par les œuvres de Terry Riley et de Kraftwerk (on pense notamment à Roberto Cacciapaglia). Il serait plus juste de le comparer au krautrock de Can, en supposant que le groupe allemand se hasarde à plus de malice et troque ses guitares électriques pour des choix plus insolites. Batiscafo est une sorte de choucroute musicale ibérique, dynamique, enjouée et jouissive, œuvre d’un savant-fou qui ose tout. C’est justement le principal : à l’instar de Tarentule-Tarentelle (1976) et plus tard de La Folia (1982), le même esprit espiègle habite l’ensemble du disque, à savoir le détournement d’une forme de composition à travers l’utilisation d’instruments et de sonorités inattendues. Là où les disques précédents tiraient une base relativement savante vers l’expérimentation, l’inverse se produit ici sous nos oreilles ébahies, à grands renforts d’instruments divers et variés.

Doux euphémisme ! On pourrait aisément dresser un inventaire à la Prévert de l’arsenal musical déployé pour cette « extravaganza » qui ne se limite vraiment pas aux sonorités familières du genre, le célèbre quatuor guitare-basse-clavier-batterie. Tenter de résumer en quelques lignes les quelques deux cent instruments réunis sur cet album peut sembler un brin complexe, alors essayons d’en faire un tour rapide. Un premier groupe réunirait les instruments de tradition occidentale, de l’Antiquité à nos jours. On y trouverait bien sûr des instruments à vent (flûtes, tournebouts, bombarde basse, chalumeaux, cor et olifant) et quelques claviers (pianos, synthétiseurs), mais surtout une gamme entière de cordes : violes, luth, psaltérion, vielle à roue, zanfora, organistrum, violoncelles, violon ou trompette marine. Les percussions ne seraient pas en reste, avec principalement des idiophones : clochettes, cloches, campanile, carillon, glockenspiel, grelots, sistres, crotales, timbales, zambomba, castagnettes et flexatone. Un second groupe rassemblerait quant à lui des instruments d’origines géographiques diverses : du Maroc (derbouka, tabila, tarija, târ) et plus largement d’Afrique (cabasse, sanza, cymbales), de l’Inde (tabla, sitar, tambûr, sarode, sarangi) ou d’autres pays orientaux (tsuzumi japonais, gongs chinois) et bien d’autres encore (claves, güiro, congas, lyre, hochets, guimbarde et percussions en bambou traditionnelles). Voilà qui donne le vertige…

Le plus étonnant dans cette histoire, c’est l’aspect artisanal de sa conception. En véritable héraut du do-it-yourself, Paniagua est le seul musicien à interpréter chacun de ces instruments, redéfinissant par là-même le concept du multi-instrumentaliste et en poussant le bouchon jusqu’à préciser au verso de la pochette, avec humour, l’origine de chaque son produit sur l’album. Il se plaît ainsi à mettre sur un pied d’égalité les instruments jugés nobles avec tout un catalogue de bruits que n’aurait pas renié Pierre Henry : bourdonnement d’abeilles, sifflements, boules de pétanques, balles de ping pong, vaisselle turque, champagne rémois, pétards madrilènes, ballons, bandes magnétiques, porte-clés, graines de caroube, conque, gourde, tubophone… et une scie égoïne, dont il estime la provenance du vingtième siècle. On l’aura compris, le maestro espagnol ne se prend guère au sérieux. Même si Batiscafo demeure largement méconnu, qu’il n’a pas marqué son époque et qu’il n’est pas exempt de menus défauts, Gregorio Paniagua y multiplie les éclairs de génie et crée une perle d’inventivité. Hispavox (EMI) devrait clairement songer à rééditer ce petit chef-d’œuvre, cette écoute essentielle, ce voyage rendu possible par la rencontre de deux vecteurs rarement associés : le talent et l’audace.